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Les Exploits d’un jeune Don Juan, Apollinaire ou l’éveil brûlant de l’adolescence

Il est des livres qu’on ne lit pas à haute voix, non par pudeur, mais par nécessité. Parce qu’ils chuchotent davantage qu’ils ne proclament et se déplient tel un corsage, lentement, dans l’ombre, à la lumière tamisée du désir. Les Exploits d’un jeune Don Juan, roman court et troublant publié anonymement en 1911, appartient à cette catégorie rare et précieuse des textes qu’on ouvre, sourire en coin et qu’on referme avec une étrange chaleur dans le creux du ventre. Chronique d’une aventure intime et délicieusement provocante qui célèbre avec malice et audace les découvertes charnelles d’un adolescent en éveil.

Une œuvre sulfureuse

Son auteur, Guillaume Apollinaire, que l’on connaît surtout pour ses vers amoureux ou ses calligrammes échevelés, signe ici une fantaisie érotique d’une fausse candeur. Rien de tapageur ou d’obscène, juste un jeune homme de seize ans à peine, un été à la campagne, et une série de découvertes charnelles où la gravité ne tient jamais très longtemps face à la grâce d’un sein qui glisse, d’une cuisse qui s’offre ou d’un rire qui désarme. Une comédie sensuelle où l’éducation ne passe ni par les livres, ni par la confession, mais par des cousines, des domestiques, une nourrice, et quelques coussins bien placés.

« Je n’avais jamais rien appris d’aussi vite. Il me suffisait d’un regard, d’une pression, d’un soupir pour deviner ce qu’on n’osait pas me dire. »

Roger, notre jeune Don Juan, ne séduit pas. Il est cueilli par surprise, par désir et par nécessité parfois. Il ne chasse pas. C’est le gibier consentant d’une meute féminine toute en sourires, en décolletés et en initiatives. Et c’est sans doute ce qui rend ce texte si charmant : la manière dont il inverse, sans jamais le souligner, les figures classiques du pouvoir érotique.

L’adolescence comme terrain de jeu du trouble

Ce qui se joue dans Les Exploits d’un jeune Don Juan n’est pas la conquête virile d’un héros en devenir, mais l’éveil pudique et parfois burlesque d’un corps à lui-même. Il y a là cette maladresse si juste de l’adolescence : cette main trop rapide, ce regard trop long, cette honte qui brûle et ce désir qui insiste. Apollinaire ne se moque pas, il sourit. Et nous avec lui. Car le charme du texte réside autant dans ce qu’il montre que dans ce qu’il esquive. L’érotisme n’y est jamais mécanique. Il se glisse dans les interstices : un mot trop doux, un geste trop lent, une confidence entre deux silences. Les scènes s’enchaînent, mais ne se ressemblent pas. On y goûte toutes les premières fois, ou presque : la surprise, la maladresse, le vertige, la tendresse inattendue. La transgression aussi, parfois, et c’est bien là que réside toute l’ambiguïté de l’œuvre.

« Elle me regarda comme on regarde un fruit tombé avant la saison : un peu trop tôt, mais déjà sucré. »

Il y a du libertinage dans ce roman, certes. Mais un libertinage au charme de porcelaine. On est loin du ricanement gras. Ici, les corps s’éveillent comme des fleurs au soleil sauf qu’il pleut des jupons, des baisers et quelques rires étouffés derrière les portes closes.

Une maison de plaisirs feutrés

Le décor pourrait être celui d’une pièce de Marivaux un peu dévêtue : un château campagnard, ses chambres multiples, ses cousines enrubannées, ses domestiques bien en chair et ses secrets bien gardés. On y croise des femmes enceintes qu’on dissimule, des nourrices dont les seins sont à la fois nourriciers et tentateurs et une gouvernante dont la sévérité cache à peine les élans… disons, extra pédagogiques. C’est une maison close qui s’ignore, ou plutôt une maison ouverte sur tous les appétits. Mais attention, ici, pas de débauche tapageuse. La volupté se loge dans le détail : une cheville nue au détour d’un escalier, une main qui s’attarde en servant le thé ou un rire dont on devine qu’il cache un souvenir plus moite que mondain. Roger, dans tout cela, est moins un acteur qu’un témoin privilégié. On l’initie plus qu’il ne conquiert. Il écoute, observe, se laisse faire et apprend. Beaucoup, très vite, trop vite, diront certains. Mais le texte joue précisément de cette tension entre le temps de l’enfance et la fulgurance du désir.

« Ce n’était pas le monde que je découvrais, mais ses souterrains. Tout ce qui ne se dit pas, ne s’enseigne pas, ne s’écrit pas, c’est ce que leurs corps me révélaient. »

Il y a dans ce roman une sagesse sensuelle, une pédagogie du plaisir, non pas cynique ou manipulatrice, mais complice. Les femmes y sont guides, tutrices du trouble, passeuses de plaisir. Ce sont elles qui prennent l’initiative, qui savent et qui sourient, sachant très bien ce qu’elles font. Et cette sensualité féminine est l’une des grandes forces de ce texte. Même lorsqu’elle s’exprime à travers le corps d’un garçon.

Le désir comme apprentissage

Ce que Roger découvre, au fond, ce n’est pas tant le sexe que ce qui l’entoure : le désordre qu’il provoque, les regards qui changent, les silences qui s’alourdissent et la manière dont un simple frôlement de main peut bouleverser l’ordre du jour. Car le désir est ici moins un moteur qu’un chaos délicieux, irrésistible, mais profondément perturbateur.
Et Apollinaire le montre avec une finesse rare. Ce n’est pas l’acte lui-même qui compte, mais le trouble qu’il déclenche. L’après, le petit flottement, les joues qui rougissent et la conscience qui vacille.

« Il me semblait que chaque plaisir ouvrait une pièce nouvelle dans la maison que j’étais. Et je n’avais pas encore trouvé la sortie. »

On pourrait croire à une simple succession de scènes libertines, mais il y a une véritable progression, un crescendo. Quelque chose se joue sur un autre plan que la simple excitation. Roger s’ouvre au monde, mais aussi à lui-même. Chaque corps rencontré devient un miroir et chaque plaisir une énigme. C’est là que le roman touche à quelque chose de plus profond : il parle de la construction du moi par la chair. Et ce n’est pas rien.

Apollinaire et l’art de la caresse littéraire

La langue, chez Apollinaire, ne dit jamais tout. Elle suggère, elle effleure et joue. Son écriture dans Les Exploits d’un jeune Don Juan est un théâtre d’ombres, où chaque mot fait frissonner plus qu’il n’assène. Les scènes les plus charnelles sont décrites avec une délicatesse presque ironique, une pudeur stylistique qui ose tout mais ne s’abaisse jamais. Le lexique est charnel mais jamais gras. On y parle de seins, de cuisses, de langues, mais toujours avec ce décalage subtil, ce sourire de coin de plume qui fait la signature des grands textes érotiques. L’auteur a une façon unique de mêler le désir au rire et le roman est aussi une comédie. Une farce douce, presque tendre, qui montre combien le plaisir peut être une chose sérieuse… mais jamais solennelle.

« Elle me fit réciter le Notre Père, nue sous sa chemise, et chaque mot prononcé semblait une caresse faite à sa nuque. »

On rit, oui, mais on rit doucement, comme après l’amour, dans les draps encore tièdes, quand tout est un peu flou, un peu absurde et qu’on se sent un peu plus vivant que d’habitude.

Peut-on encore rougir à la lecture d’Apollinaire ?

La réponse est sans conteste oui. Et c’est sans doute la preuve que ce texte n’a pas vieillie. Non pas parce qu’il colle à nos codes actuels, loin de là, mais parce qu’il les interroge, les dérange parfois et les renverse souvent. Il nous oblige à reconsidérer ce qu’est une initiation, ce qu’on appelle « éveil », et ce que la littérature peut dire du corps sans jamais le réduire. Faut-il le lire avec distance ? Parfois. Certains passages, aujourd’hui, soulèveraient des questions légitimes : sur l’âge, sur le consentement et sur la représentation du féminin. Mais faut-il pour autant l’effacer, le censurer, le réduire à un texte « daté » ? Certainement pas. Car Les Exploits d’un jeune Don Juan est aussi un formidable hommage au plaisir comme espace de liberté, à la découverte de soi par l’autre et à l’éducation sentimentale qui passe par le ventre et les reins avant de passer par les mots. Et c’est cette partie-là qu’il faut préserver. Celle qui dit que le désir est un chemin, une aventure, une narration et qu’il faut parfois mille corps pour apprendre à habiter le sien.

Dans Les Exploits d’un jeune Don Juan, il ne s’agit pas d’applaudir ou de juger. il faut lire et entrer dans un monde où le désir circule librement, maladroitement, mais toujours avec ce charme suranné, ce trouble de velours et ce parfum de transgression élégante. L’œuvre rappelle que le sexe peut être un récit, qu’un frisson peut être une métaphore et qu’un roman érotique peut être, aussi, un très beau livre. À lire seul, ou à voix basse, à la lampe, ou dans le train pour les audacieux. Et à relire, des années plus tard, quand la mémoire aura transformé Roger en une silhouette floue, mais que ses soupirs, eux, auront gardé le goût exact de la première fois.

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