des polissons

Les évenements

Histoire et érotismeLittérature érotique

L’Art d’aimer d’Ovide, la poésie du plaisir en vers et contre tous

« L’amour est un art, et l’on n’est pas tous artistes. » — Ovide, L’Art d’aimer, Livre I

A Rome, an I de notre ère, le marbre est chaud, les toges bien drapées et les dieux sont partout, surtout ceux du désir. Ici, l’amour s’apprend sur le tas et se règle en alliances. Le sexe se pratique d’instinct à l’ombre des alcôves et des esclaves. Et l’on croit souvent qu’il suffit d’un peu de peau, d’un soupir bien placé et d’une bonne technique pour s’adonner aux plaisirs de la chair. Mais voilà qu’un poète romain élancé, au nez un peu trop long pour passer inaperçu, prend sa plume comme d’autres prennent un amant, avec méthode, ironie et une certaine idée du style, pour bousculer les idées reçues. Ovide glisse entre les pages une bombe à peine déguisée : L’Art d’aimer. Dans cette trilogie poétique aussi délicieusement incorrecte que diablement inspirée, il enseigne aux hommes comment séduire, aux femmes comment se faire aimer et à tous comment jouir avec élégance. Trois livres de vers, composés comme un traité de guerre… amoureuse. Le poète y mêle le raffinement des épicuriens, l’ironie des libertins et la précision d’un stratège. C’est léger, drôle, subtilement impertinent et redoutablement efficace. Le sexe y est un jeu, la séduction une science, la femme une muse, une égale et un plaisir à cultiver. Et deux mille ans plus tard, entre les manuels qui confondent sensualité et gymnastique ou les apps qui résument le désir à un glissement de doigt, le texte d’Ovide a quelque chose de profondément rafraîchissant. Chronique d’un art de jouir qui prend son temps, qui cultive l’esprit autant que les reins, un art où l’on fait l’amour comme on écrirait un alexandrin : avec souffle, précision et une touche d’insolence bien dosée.

L’amour, mode d’emploi

Ovide n’écrit pas un roman ou une fable, mais une leçon. Il préfère les caresses aux intrigues, et les manuels d’amour aux épopées martiales. Son œuvre est une leçon de charme, de tact, de feu bien entretenu et un art de vivre et de jouir à deux (ou plus, si affinités). Ses poèmes sont une série de recommandations à peine voilées, ciselées pour les jeunes gens, d’abord pour les hommes, puis pour les femmes, avec la délicatesse d’un doigt effleurant une peau frémissante. C’est le Banquet de Platon, version corps-à-corps.

Dans le Livre I, le poète s’adresse aux hommes avec l’élégance d’un libertin lettré. Où rencontrer celle qu’on désire ? Au théâtre, au cirque, sur les gradins, partout où l’œil peut s’égarer sans craindre d’être pris en flagrant délit d’envie. Mais surtout pas dans son lit, du moins, pas encore. La chasse commence avant la chambre. Il enseigne comment l’approcher, la flatter, la faire rire et l’observer avec l’intensité d’un feu doux. C’est un guide sensuel, détaillé mais jamais pesant. Ovide est ce genre d’amant rare qui distille ses conseils comme on verse du vin : avec lenteur, doigté et sans jamais en renverser une goutte.

« Si tu veux qu’elle t’aime, commence par la mériter. »

Puis vient le Livre II, l’antidote à l’oubli et l’éloge du lien qui dure. Car séduire, oui, c’est délicieux, mais entretenir le désir et faire vibrer encore après le premier frisson est une bien autre affaire. Voilà l’art suprême. Et là encore, Ovide devient maître d’alcôve. Il conseille d’éviter toute forme de négligence, de jalousie excessive ou de fierté mal placée, tout en priorisant le plaisir de l’autre, toujours et sans condition.

Une sensualité sans honte

Ce qui frappe chez Ovide, ce n’est pas la démesure du désir mais plutôt son absence totale de culpabilité. Nulle trace de péché, d’un soupir moralisateur ou l’ombre d’une punition divine. Le corps n’est pas un temple à surveiller, mais un instrument à accorder. Et le plaisir, loin d’être un secret honteux, est une pratique noble, joyeuse et presque civique. Chez lui, le sexe n’est pas un écart, c’est un art. Un art qui s’apprend, se cisèle et se partage à deux, ou plus.

« Si elle n’a pas de plaisir, ne t’en félicite pas. C’est que tu t’y es mal pris. » — Livre III

Le plaisir féminin ne se planque pas entre les lignes, Il est central, lumineux et revendiqué. Le Livre III s’adresse aux femmes, ce qui, à l’époque, équivaut à un petit séisme dans la toge. C’est un bijou d’avant-garde qui parle au beau sexe sans détour ni condescendance. Il les incite à cultiver leur beauté, bien sûr, mais aussi leur esprit. Le poète les invite à lire, à danser et à oser. Il les encourage à rire haut, à parler fort et à faire l’amour comme on mène une barque : avec les rênes bien en main. Il les met aussi en garde contre les hommes brutaux, trop sûrs d’eux ou trop pressés de jouir seuls. Et surtout, il les exhorte à jouir, elles, pour de vrai, sans feinte, sans cinéma et sans répliques apprises par cœur.

« Ne feins pas. Tu mérites mieux qu’un simulacre. »

Sous la draperie poétique, c’est bien une éthique de l’érotisme qui s’écrit. Son œuvre est un manifeste charnel pour le plaisir réciproque, l’égalité des appétits et la sensualité comme entente douce, complice, consentie. Ici, pas de conquête ou de trophée, juste deux corps, deux esprits et une joie partagée qui n’a pas besoin d’alibi. Ovide, ce libertin de l’Antiquité, comprend avant tout le monde que l’art d’aimer, ce n’est pas de prendre. C’est de donner et d’y prendre un malin plaisir.

Un féminisme avant l’heure ?

Le poète n’est pourtant pas un militant. Il n’est pas homme à crier sur les forums ou à lever le poing. Mais il observe, avec acuité, malice et avec cette tendresse désarmante qu’ont parfois les libertins éclairés. Il regarde les femmes non pas du bas d’un piédestal, mais les yeux dans les yeux. Il les désire, oui, mais sans jamais les rétrécir. Ce qu’il aime, chez elles, c’est la chair autant que l’esprit, l’élan autant que la retenue et surtout, la liberté, qu’il célèbre avec un respect troublant pour son époque. Dans le Livre III, il ne se contente pas de leur prodiguer des conseils de séduction, il leur donne quelque chose de bien plus précieux : des droits à prendre. Les femmes ont le droit de choisir, de se montrer, de dire non, de dire oui, aussi, avec une insolence délicieuse et surtout, le droit de ressentir, pleinement, intensément, sans filtre et sans mensonge.

« Si ton plaisir est en toi, tu n’es soumise à personne. »

Ce n’est pas encore la révolution mais c’est déjà la subversion. Une subversion douce, sensuelle et stratège. Le pouvoir glisse lentement, avec un sourire en coin, du côté de l’intelligence partagée. Finie la conquête à sens unique. Le désir est un art diplomatique, une négociation trouble où chaque geste compte et chaque silence en dit long.
Le sexe, chez Ovide, devient une alliance, pas une guerre. C’est un jeu de regards, de mots et de consentements dansés. Loin de la brutalité, il propose la finesse. Et dans cette finesse, il y a déjà tout : le plaisir, l’égalité, la surprise et cette douce ivresse d’aimer sans s’écraser.

Le plaisir des mots et la jouissance du style

Ce qui distingue L’Art d’aimer d’un banal manuel de séduction, ce n’est pas tant le contenu mais la manière. Le poète n’instruit pas, il charme. Il ne rédige pas mais il susurre. Le texte est écrit en vers élégiaques, cette forme antique lascive, oscillant entre le chant d’amour et la confidence espiègle. Son style est un baiser dans le cou, celui qui fait d’abord sourire, puis frissonner. Il n’est jamais appuyé mais juste assez long pour laisser une trace. Il joue avec les métaphores comme d’autres avec des draps froissés : floraisons, batailles, dieux et déesses. Tout y passe mais toujours avec une malice tendre et une légèreté qui désarme. Il n’écrase jamais ses effets, Il les sème et parfois, pique juste ce qu’il faut pour réveiller.

« L’homme rustre bondit. Le sage ondule. »

Il y a d’ailleurs, dans cette manière si subtile d’enseigner l’art du plaisir, quelque chose de délicieusement français avant l’heure. Pas de vocabulaire cru ou d’injonctions bruyantes, juste des images ciselées, des sous-entendus savoureux et des caresses de syllabes qui font rougir bien plus sûrement qu’un mot trop nu. Loin du mode d’emploi, c’est la séduction mise en poème avec la langue toujours en embuscade.

Le plaisir moderne puni par l’exil

On le sait peu, mais L’Art d’aimer a sans doute coûté à Ovide son bannissement. En l’an 8 après Jésus-Christ, l’empereur Auguste l’expédie aux confins de l’Empire, à Tomes, au bord de la mer Noire. Une ville grise, venteuse, désolée où même le désir finit par grelotter. La raison officielle : « un poème et une erreur ». Le poème, c’est celui-ci et l’erreur ? Mystère d’État. Les spéculations vont bon train entre histoire de mœurs et fréquentation inopportune. Plus vraisemblablement… le tort est d’avoir trop parlé d’amour à une époque où l’Empire voulait des enfants bien rangés, des épouses dociles et des lits conjugaux bien sages.
Car sous ses airs légers, L’Art d’aimer est tout sauf inoffensif. Derrière la drague raffinée et les vers enjôleurs, c’est une insurrection douce qui se trame. Ovide y tourne en dérision le mariage d’obligation, défie la morale familiale, célèbre l’amour libre et la volupté comme mode de résistance. Son texte revendique une forme de luxe intime et de désobéissance sensuelle. C’est fin, drôle et subversif. Et Rome n’aime pas qu’on fasse sourire quand elle préfère qu’on se tienne droit.

Mais ce qui charme encore aujourd’hui, c’est cette étrange proximité : Ovide nous parle. Non pas depuis les hauteurs poussiéreuses de l’Antiquité, mais à l’oreille, tout près, comme un amant lettré qui aurait traversé les siècles. Il parle de corps réels, de jeux de rôle, de séduction comme mise en scène délicieuse et de l’écoute comme geste charnel. Il ne prêche pas, n’assène rien mais relie, tisse et soigne. Il polit le plaisir comme d’autres polissent un vers. Pas de dogme, de performance ou d’obsession hygiéniste, Juste une sensualité cultivée, souple, libre et joyeuse, qui s’invente à deux ou à plusieurs. C’est une sexualité à hauteur d’humain, ni standardisée, ni édulcorée et surtout, qui se pense autant qu’elle se vit. Le style du libertin antique n’a pas pris une ride, là où tant de discours sur l’amour se sont fanés dès leur premier soupir. Le poète, lui, continue de murmurer et de faire frissonner.

Finalement, L’Art d’aimer n’est pas seulement un livre sur le sexe. C’est un livre sur le rythme. Le corps y est une musique et l’amour, un art chorégraphique. C’est une œuvre de désir littéraire et de littérature du désir. Deux mille ans plus tard, on peut encore en suivre les conseils ou les détourner. Car Ovide n’était pas là pour dicter, mais pour inspirer.

« L’amour se perd, le style reste. »

Et c’est peut-être ça, le plus érotique dans L’Art d’aimer : ce style, ce rythme et ce frisson qui court entre les lignes.

Leave a reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *