Teleny, ou le miroir brûlant du désir masculin dans l’ombre d’Oscar Wilde

« Ses yeux avaient l’expression étrange et fascinante de ceux qui ont beaucoup souffert, lutté et péché. » Teleny, 1893
Il est des livres qui ont été écrits en marge du temps, dans l’ombre des regards, avec l’encre chaude de la transgression. Teleny, publié anonymement à Londres en 1893, dans l’Angleterre puritaine de la reine Victoria, fait partie de ces œuvres sulfureuses, passées clandestinement de main en main, comme on se murmure un secret trop brûlant pour la lumière du jour. Ce roman érotique audacieux, homosexuel, romantique et profondément transgressif, reste encore aujourd’hui l’un des textes les plus énigmatiques et envoûtants de la littérature clandestine. Longtemps attribué à Oscar Wilde ou à l’un de ses amants, voire à son cercle d’esthètes libertins, Teleny est un roman à la fois sensuel et cérébral, lyrique et charnel, tragique et fiévreux. Il raconte l’histoire d’amour passionnelle entre Camille Des Grieux, jeune bourgeois naïf, et René Teleny, pianiste magnétique et ténébreux. Une histoire de fascination, de possession, de plaisir… et de perte. Bien plus qu’un roman d’amour entre hommes, c’est un texte qui interroge le désir, le corps, la norme, la honte, la volupté et le droit d’exister dans un monde qui vous nie. Chronique d’une œuvre d’une sensualité rare, écrite dans une langue étourdissante, parfois crue, parfois exaltée et toujours vibrante.
Une œuvre clandestine, un auteur fantôme, une légende littéraire
Teleny est publié à Londres par Leonard Smithers, un éditeur spécialisé dans la littérature érotique. Le texte, imprimé à très petit tirage, circule sous le manteau, réservé aux lecteurs initiés. Son auteur ? Inconnu. Mais tous les regards se tournent rapidement vers Oscar Wilde, alors au sommet de sa carrière littéraire et de sa vie mondaine, mais à la veille de sa chute judiciaire pour “indécence”. Certains critiques, comme Charles Hirsch, libraire érotique à Soho, affirment que le manuscrit fut rédigé à plusieurs mains, dans un jeu d’écriture collectif entre Wilde et ses intimes. D’autres y lisent la patte stylistique du dandy irlandais, notamment dans la flamboyance des descriptions, l’ironie tragique des dialogues et la tension constante entre esthétisme et souffrance.
« Je ne saurais dire s’il est un homme ou un ange déchu, car ses baisers sont plus doux que le péché. »
Mais peu importe, au fond, que Wilde ait ou non tenu la plume : Teleny est son double inversé, son miroir noir. Et il est ce qu’il aurait pu écrire s’il avait osé publier son désir au grand jour. Son ouvrage est un roman homosexuel radical dans une société qui l’interdit, une littérature de l’ombre, du souffle et de la transgression.
Camille et Teleny : quand le plaisir devient ravage
L’histoire est celle de Camille Des Grieux, nom de jeune premier volé à la littérature française (Manon Lescaut), qui découvre dans un théâtre parisien le regard magnétique de Teleny, pianiste virtuose. Entre eux, c’est une attraction immédiate, presque surnaturelle, un lien télépathique du corps et de l’âme. Très vite, Camille bascule. Ce jeune homme bien élevé, promis à une vie rangée, découvre la tempête du désir homosexuel, le vertige de l’interdit et le trouble du plaisir qu’il croyait réservé aux autres. Sa chute n’est pas brutale mais sensuelle. C’est un roman d’initiation à l’envers. Camille ne devient pas homme, il devient libre. Et c’est là le vrai scandale.
« Ses lèvres se sont ouvertes comme une fleur, et j’ai senti le souffle de son âme passer en moi. »
Les scènes d’amour, nombreuses, explicites et parfois délirantes, ne cherchent pas la pornographie. Elles cherchent le dépassement des limites. Chaque orgasme est une révélation mystique et chaque pénétration, une traversée. L’œuvre est un roman de sexe, oui, mais de sexe halluciné, exalté, presque sacré. Et ce qui frappe à la lecture, c’est la liberté avec laquelle le désir masculin homosexuel est décrit : pas de demi-mots, pas de honte ou d’euphémisme, simplement des vits, des langues, des jouissances et des gémissements. Les corps s’ouvrent, s’enlacent, se mordent et les sentiments sont partout.
« Nos corps se connaissaient avant que nos bouches n’osent parler. »
Dans cet ouvrage, le plaisir est assumé, même quand il fait mal. Et le texte fait figure de rareté. Dans l’Angleterre victorienne et puritaine, même dans la littérature clandestine, le désir entre hommes est souvent puni, moqué et caricaturé. Ici, il est central, beau et tragique, aussi. René, l’amant, est un personnage de roman noir mystérieux, magnétique et dangereux. Il vit dans un monde de l’ombre, de débauche et de plaisirs fatals. Il attire Camille dans ce monde et finit par l’y perdre.
Une écriture sensuelle, gothique et tragique
Le style de l’œuvre est une expérience en soi. Écrite en anglais victorien, la prose est à la fois lyrique et crue, poétique et anatomique. Elle alterne entre les confessions fiévreuses de Camille et les envolées esthétiques sur le corps de l’autre.
« Son corps était taillé comme celui d’un dieu et son sourire avait la cruauté des anges déchus. »
Les descriptions de plaisir sont longues, précises, parfois hallucinées, rappelant le style de Baudelaire, Huysmans et Wilde. Ici, le sexe n’est jamais gratuit, c’est une forme de connaissance de soi, de l’autre et du monde. Chaque passage charnel est aussi une descente en soi, une perte du moi et un abandon. On y trouve aussi des passages étonnants de rêve, de surnaturel et de vampirisme érotique, qui font de Teleny un roman presque gothique, à la croisée de l’érotisme, du fantastique et du romantisme noir. Ce roman érotique est une histoire d’amour impossible. Et comme souvent dans la littérature homosexuelle du XIXe siècle, elle finit mal, très mal. Le plaisir y est traversé par la peur, la honte sociale, la surveillance morale et le désir, pourtant exalté, finit par se heurter à la réalité du monde. Ce monde qui nie, qui punit et qui enferme. C’est le drame du corps qui veut vivre librement dans une société qui le condamne d’avance. C’est aussi, quelque part, une préfiguration du destin de Wilde lui-même, jugé, humilié et détruit pour avoir aimé des hommes.
« Il m’a donné une joie que le monde ne peut pas permettre. Et maintenant, je la paie par le silence. »
Longtemps oublié, puis redécouvert dans les années 1980, Teleny est aujourd’hui publié, traduit et étudié. En France, il a été réédité par La Musardine, dans une traduction respectueuse du style originel. Des chercheurs comme Joseph Bristow ou Charles Hirsch ont exploré ses origines, ses styles et ses secrets. Mais au-delà de la curiosité historique, c’est un grand texte de littérature du désir, un roman qui ose tout : dire l’amour masculin, explorer la chute du plaisir et montrer que le sexe peut être aussi grave que le destin. Et dans un monde où l’on pense tout connaître du sexe mais où tant reste encore non-dit, normé, domestiqué, ce roman venu de 1893 rappelle à quel point le plaisir peut être un acte politique, un cri d’existence.
Finalement, Teleny est un roman qui ne s’excuse pas. Il brûle, dérange, émeut et fascine. Il jouit et fait jouir, d’un plaisir complexe, profond et exigeant. Est-ce Oscar Wilde qui l’a écrit ? Peut-être. Mais pour sûre, il incarne le Wilde qui aurait pu écrire sans contrainte, celui qui aurait mis des mots sur ses nuits sans passer par les paraboles et celui qui aurait aimé sans métaphore.
« Je l’aimais comme on aime la mort : absolument, fatalement, irrévocablement. »
Et si le plus beau des livres érotiques était celui jamais signé, mais que l’on devine à chaque mot ? Une littérature qui soupire à l’oreille des interdits et qui les transforme en beauté.