Le Principe du Cumshot, ou comment jouir en féministe

« Le sexe, c’est aussi politique que poétique. Et tant qu’on ne changera pas les règles du jeu, le plaisir restera un terrain d’inégalité. » Lili Boisvert, Le Principe du Cumshot
Il y a des titres qui claquent comme une gifle en plein dîner et Le Principe du Cumshot en fait partie. Avec son audace assumée et sa crudité presque insolente, le livre de la journaliste et autrice québécoise Lili Boisvert n’est pas seulement un essai féministe sur la sexualité, c’est une dynamite littéraire plantée dans l’entrejambe des normes sexuelles. Derrière cette couverture sulfureuse, aucun manifeste trash. Boisvert décortique avec rigueur, humour et sensualité les mécanismes culturels qui construisent la sexualité hétéronormée autour du plaisir masculin. Et si la scène de jouissance la plus emblématique de notre époque, le fameux cumshot de la pornographie, devenait le symbole de tous les déséquilibres qui structurent nos représentations sexuelles ? Plongeons entre les lignes d’un essai qui fait mouiller les idées.
Le “cumshot” ou l’orgasme comme fin
Le cumshot, c’est cette scène conclusive d’un film porno où l’homme éjacule, souvent sur le visage ou la poitrine de sa partenaire, dans un bouquet final visuel. Une signature, une apothéose et un point d’exclamation sexuel mais surtout, selon Lili Boisvert, le symptôme parfait d’une sexualité centrée sur la jouissance masculine.
« Le principe du cumshot, c’est l’idée que la sexualité est une performance dont le but est l’orgasme masculin, visible, incontestable. Une finalité spectaculaire. »
Dans cet imaginaire, le sexe s’arrête quand “il” a joui, point barre. L’érotisme est chronométré par l’érection, rythmé par la pénétration et clos par l’éjaculation. Le plaisir féminin devient un bonus, joli, mais facultatif. Le corps de la femme n’est rien de plus qu’une scène, un décor et un vecteur du plaisir de l’autre. Et c’est précisément ce que l’auteure démonte, en mots bien affûtés.
La passivité féminine, un mythe très actif
L’une des grandes forces de l’essai réside dans sa capacité à déconstruire les stéréotypes genrés autour de la sexualité, en particulier ceux qui veulent que les hommes soient naturellement actifs, entreprenants, pénétrants… et les femmes passives, désirées, pénétrées.
« On n’attend pas d’une femme qu’elle veuille du sexe, mais qu’elle accepte d’en avoir. Le désir féminin est suspect, anormal, voire menaçant. »
Lili Boisvert remonte aux racines de cette construction sociale, nourrie par les contes de fées, les récits amoureux, la publicité, la religion et, bien sûr, la pornographie. Les femmes sont socialisées à séduire mais pas à désirer, à être choisies mais pas à choisir, à se rendre désirables sans être désirantes. Une équation impossible… et profondément injuste.
Quand l’inégalité fait bander
L’un des aspects les plus fascinants et les plus dérangeants du livre est la manière dont l’auteure interroge l’érotisation des rapports de pouvoir. Pourquoi la soumission féminine est-elle si souvent sexualisée ? Pourquoi fantasme-t-on tant sur la secrétaire docile, la jeune élève, ou la soumise qui dit merci ?
« Nous avons intégré l’idée que le plaisir féminin passe par la domination masculine. Ce n’est pas un hasard, c’est un conditionnement. »
Lili Boisvert ne moralise pas les fantasmes, elle les politise. Elle ne dit pas “c’est mal”, mais plutôt “regardons d’où ça vient”. Elle montre que la culture mainstream nourrit depuis des siècles une esthétique du pouvoir viril, où la femme est valorisée lorsqu’elle est maîtrisée, corrigée, conquise et que ce script sexuel est devenu une norme intérieure.
Mais alors, comment faire la différence entre un fantasme librement choisi et un fantasme inscrit dans la domination ? La réponse est complexe. Et l’écrivaine ne prétend pas l’avoir. Mais elle pose la bonne question : “À qui sert mon plaisir ?”
Le clitoris invisible et les seins coupables
L’essai s’attaque aussi à un vieux démon : l’invisibilisation du plaisir féminin, à commencer par son anatomie. La journaliste rappelle que le clitoris n’est représenté dans les manuels médicaux qu’a partir de 1998 et la majorité des images de sexe dans les médias excluent la diversité des vulves.
« Le clitoris est l’organe de la jouissance féminine, et pourtant, il reste tabou. Il est trop petit, trop dérangeant, trop indépendant du regard masculin. »
Quant aux seins, ils sont à la fois hypersexualisés et censurés. Les hommes ont le droit d’exhiber leur torse, les femmes non. Le corps féminin est toujours perçu comme à contrôler, à couvrir et à cadrer. On le montre pour vendre et on le cache pour ne pas choquer. Un double standard permanent, qui sexualise les femmes sans leur reconnaître la propriété de leur propre désir.
Quand les femmes ont du désir
L’écrivaine plaide pour une révolution du langage et des représentations du désir féminin. Car si l’on ne change pas les mots, on ne changera pas les imaginaires. Elle encourage les femmes à revendiquer leur libido, à exprimer leurs fantasmes, à oser le “je veux”, au lieu du trop docile “je veux bien”.
« Le désir féminin existe. Il est puissant, capricieux, exigeant, étrange, animal. Et il mérite d’être reconnu, respecté et célébré. »
Elle évoque aussi le rôle des médias, des séries, de la littérature, du porno alternatif dans la construction d’un autre récit sexuel plus fluide, plus égalitaire, plus drôle, plus respectueux des rythmes, des corps et des envies. À ce titre, on pense aux travaux de Mona Chollet (Sorcières, Réinventer l’amour), à Virginie Despentes, mais aussi à des plateformes comme MakeLoveNotPorn ou à l’érotisme queer de Liv Strömquist. Ce mouvement de fond, où l’on écrit, parle, dessine et filme autrement le sexe, est en train de resexualiser le monde autrement.
Le féminisme sexy, ça existe ?
Là où l’essai de Lili Boisvert fait mouche, c’est dans son approche désinhibée, joyeuse et sensuelle. Elle ne culpabilise jamais, ne juge pas les pratiques et n’impose pas un modèle. Au contraire, elle ouvre des portes, elle propose, flirtant avec les contradictions humaines sans les lisser.
« On peut être féministe, aimer se faire attacher au lit, et exiger l’égalité salariale. Tout ça est parfaitement compatible. »
Elle invite à une sexualité jouissive et consciente, non pas aseptisée ni militante à outrance, mais informée, choisie, habitée. Et c’est peut-être là la meilleure nouvelle : on peut jouir et réfléchir, baiser et déconstruire ou aimer les coups de reins et les prises de conscience.
Le Principe du Cumshot est un essai qui pique, qui éclabousse et qui caresse parfois à rebrousse-poil. Mais c’est surtout un texte vivant, sensuel, politique et nécessaire. En partant d’une scène pornographique devenue emblématique, Lili Boisvert propose de désapprendre la sexualité telle qu’on nous l’a vendue et d’imaginer autre chose. Elle ne donne pas de recettes mais tend un miroir. Et dans ce miroir, on voit peut-être un désir qui nous appartient enfin, débarrassé du script, délesté de la performance et réapproprié.
« On a le droit d’avoir du plaisir. De le revendiquer. De le construire à notre image. Et de jouir, vraiment, sans que ça se termine sur le visage. »