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Gamiani, ou deux nuits d’excès, fantasme romantique et volupté interdite

« Deux femmes nues, étendues sur un canapé, baignaient dans une lumière de lampe rose, leurs jambes croisées, leurs bras nus posés comme des promesses. »

Il existe des livres qu’on ne lit pas pour savoir, mais pour ressentir. Des textes courts, presque étouffants, qui donnent l’impression d’avoir poussé une porte que l’on n’aurait pas dû ouvrir. Gamiani ou Deux nuits d’excès est de ceux-là. Un petit ouvrage clandestin, publié en 1833 sans nom d’auteur, mais que les soupirs lettrés attribuent depuis longtemps à Alfred de Musset, jeune dandy fiévreux et amant célèbre. C’est un livre mince, presque innocent, mais qui s’ouvre comme une chemise qu’on déboutonne lentement. Derrière ce titre à la fois tragique et provocateur, on entre dans une chambre tapissée de désirs, un huis clos d’ombres et de peaux, où le plaisir féminin ne demande ni permission ni pardon. Deux nuits suffisent, deux femmes, un spectateur, des corps sans morale et la sensation persistante d’avoir pénétré le boudoir d’un fantasme écrit à l’encre noire. Chronique d’une œuvre qui se glisse depuis près de deux siècles sous les jupons de la littérature, entre confession interdite et légende sulfureuse.

Gamiani, entre fantasme et vertige

Tout commence dans un salon feutré, la nuit déjà bien avancée. Un jeune homme, Alcide, s’introduit discrètement dans la chambre d’une comtesse mystérieuse, Gamiani, connue pour sa froideur, son regard impénétrable et sa solitude choisie. Et ce qu’il découvre derrière la porte entrebâillée, ce n’est pas un secret mondain, mais une scène saphique d’une intensité rare, dans laquelle la comtesse et une jeune fille s’abandonnent à des plaisirs interdits.
Le voyeur, d’abord tétanisé, figé par le choc du regard et du bas-ventre, ne tarde pas à basculer. Il ne regarde plus mais entre, s’oublie et participe. Deux nuits plus tard, une initiation et une perte de repères, il ne sait plus très bien qui il est. L’homme plonge dans un monde où l’amour n’est plus un sentiment mais une expérience, une possession et un cri. Musset y tisse un huis clos troublant, à la lisière de l’élégance et de la débauche, où le désir féminin se dévoile dans toute sa violence, sa tendresse et son ambiguïté. Le style est nerveux, tendu et troublant. La comtesse Gamiani ne parle pas beaucoup, mais règne. Figure tragique, presque spectrale, elle incarne à la fois la puissance des femmes et leur impossible liberté.

« Elle s’était allongée sans dire un mot, et son corps frissonnait d’une joie étrange, contenue, électrique, qui me glaça plus qu’elle ne m’échauffa. »

On lit dans ces pages un fantasme masculin, certes, mais aussi la fascination réelle pour une féminité souveraine, inclassable et troublante. La comtesse n’est ni soumise, ni victime. C’est une femme qui désire sans jamais supplier. Elle ne quémande pas l’amour, mais l’habite. Et c’est peut-être cela qui terrifie autant qu’il éblouit.

Entre lyrisme, luxure et mélancolie

Contrairement aux textes pornographiques de son siècle, souvent plus préoccupés par la performance que par la prose, cet ouvrage se distingue par la qualité de sa langue. On y retrouve les élans poétiques de Musset et ses images baudelairiennes avant l’heure. Les phrases sont longues, souples et amples, comme une étreinte. Ses dialogues font du sexe un théâtre tragique, intime et somptueusement échevelé. Ce n’est pas un roman à épisodes, mais un songe lucide et une dérive. Ici, pas de chute morale ou de punition bien-pensante, mais une forme de vertige, une chute lente dans le plaisir, dans l’obsession et dans l’excès.

« Ses caresses étaient lentes, savantes, terribles ; et plus elle me faisait mal, plus je désirais qu’elle recommence. »

Gamiani, c’est la douceur violente des désirs inavouables. C’est le murmure d’un fantasme trop bien habillé pour se croire impudique. Et dans ce texte court, Musset explore sans cynisme les zones troubles du plaisir : le lesbianisme, la domination et la transgression choisie. Il ne caricature pas ou surjoue mais observe, écrit et trouble. Il y a, dans ces pages, une vraie mélancolie du plaisir. Une conscience aiguë que la jouissance, même la plus fulgurante, ne protège ni du vide ni de la solitude. Elle l’habille, au mieux et le rend supportable, au pire. Le texte alterne entre descriptions charnelles, scènes d’orgie feutrée, confessions nocturnes et silences qui en disent long. C’est une partition à plusieurs voix, où le corps prend la parole quand l’âme bafouille. Et dans cette tension-là, Musset invente presque un nouveau genre : la nouvelle érotico-romantique. Celle où le sentiment ne survit pas malgré l’excès, mais grâce à lui.

Un regard sur le désir féminin ou un fantasme d’homme ?

Lire Gamiani aujourd’hui, c’est accepter de naviguer entre deux eaux : le désir et le regard. La perspective genrée y est partout. Le texte est écrit par un homme, pour des hommes, mais il célèbre, dans une étrange torsion du fantasme, des femmes qui jouissent sans eux. Et c’est peut-être là que réside tout son trouble. La comtesse Gamiani n’est pas là pour séduire, elle prend, use et brûle. Son plaisir n’est ni offert ni décoratif. Il est vécu, brutal parfois, mystique souvent et surtout, inaccessible. Cette liberté féminine, dans un texte du XIXe siècle, a de quoi fasciner, précisément parce qu’elle échappe. Elle incarne une figure ambiguë d’autorité sexuelle, de fantasme masculin et d’allégorie tragique du désir féminin trop libre pour être compris ou trop ardent pour être consolé.

« Elle n’avait ni dieu, ni maître, ni amant. Seulement la soif. »

Et si le roman est bref, il condense des questions que nous portons encore aujourd’hui, dans le corps comme dans la langue : Peut-on écrire le plaisir sans le transformer en vitrine ? Le lesbianisme est-il ici regardé ou revendiqué ? Et que cherche vraiment Musset dans ces femmes qu’il ne peut atteindre ? La réponse n’est jamais simple. Et c’est tant mieux. Car Musset, dans sa jeunesse fiévreuse, n’écrit pas pour expliquer. Il écrit comme on soupire après une nuit blanche : dans la fatigue heureuse d’avoir vu ce qu’on ne pourra jamais tout à fait comprendre. Il soupire, observe et tente de capter, avec une langue splendide et fébrile, ce qu’il devine sans jamais l’atteindre tout à fait. Il ne moralise rien. Il note, tremble et regarde. Et parfois, il s’efface pour mieux laisser vibrer ce qu’il ne pourra jamais posséder.
Son ouvrage reste un texte de son temps, avec ses limites et ses facilités. Mais il demeure troublant et d’une élégance rare. Dans ce petit livre, le sexe ne détruit pas la beauté il l’éclaire. Il la révèle, à cru à vif et avec style.

Finalement, on referme Gamiani avec cette impression étrange : celle d’avoir été témoin d’un rituel ou d’une messe païenne du désir. Rien n’y est totalement crédible et pourtant, tout y vibre. Gamiani, comtesse solitaire, amante cruelle, saphique incandescente, est une figure qui hante. Elle n’est jamais là où on l’attend, désire à sa manière et dit non sans un mot. Lire cette œuvre aujourd’hui, c’est redonner à la littérature érotique ce qu’on lui refuse trop souvent : la possibilité d’être belle, complexe et libre. C’est rappeler que même au XIXe siècle, au détour d’un fantasme d’homme, une femme pouvait surgir, debout, nue, puissante, et dire sans trembler : je suis le feu.

« Je l’ai vue mourir sans un cri. Et j’ai compris alors que sa vie n’avait été qu’une longue extase. »

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