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Le Cantique des Cantiques, quand la Bible jouit en poésie

« Qu’il me baise des baisers de sa bouche ! Car ton amour vaut mieux que le vin. » — Le Cantique des Cantiques, I, 2

C’est un texte mystérieux, court, à peine quelques pages dans les Écritures. Et pourtant, Le Cantique des Cantiques, aussi connu sous son nom hébraïque Shir HaShirim, est sans doute l’un des poèmes d’amour les plus beaux, les plus sensuels et les plus brûlants de toute la littérature ancienne. On l’attribue à Salomon, roi légendaire réputé pour sa sagesse… et ses mille amantes. Mais c’est surtout la voix d’une femme amoureuse, désirante, ardente, qui ouvre le bal. Et ce chant-là n’a rien de chaste. Le Cantique a longtemps fait rougir les exégètes, troubler les traducteurs et transpirer les moralistes. Trop charnel pour être spirituel ? Trop érotique pour figurer dans les Saintes Écritures ? Et pourtant, il y est depuis plus de deux millénaires. Inscrit dans la Bible hébraïque, célébré dans les synagogues à Pessa’h, glosé dans les monastères et relu avec les yeux grands ouverts de la modernité. Derrière ses images poétiques et ses métaphores florales, le Cantique des Cantiques parle d’une chose rare : le désir féminin assumé. Chronique d’un texte qui parle de corps, d’odeurs, de jouissance et ne s’excuse jamais.

Une ode au corps amoureux

Le Shir HaShirim, littéralement « Chant des chants », porte dans son nom même l’écho d’une intensité absolue. Comme le « Saint des saints », il n’est pas un chant parmi d’autres, mais le plus précieux, le plus secret et le plus ardent. Ce sommet lyrique de la Bible hébraïque chante l’érotisme, parlant d’amour comme désir, feu et souffle. Il aborde la quête insatiable de l’autre, non pas au ciel, mais dans la peau, entre les cuisses et dans le creux de la nuque.

« Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui. » Cantique des cantiques, II, 16

Le texte se présente non comme une narration linéaire, mais comme une suite de poèmes entremêlés. C’est un long murmure à deux voix avec d’un côté, une jeune femme souvent appelée la Sulamite, audacieuse, sensuelle, déliée, et de l’autre, son amant, tout aussi ardent. Ce n’est pas une histoire d’amour, c’est une célébration du désir, dans toutes ses modulations. On y trouve des souvenirs de baisers volés, des appels nocturnes, des errances sous les figuiers et des seins caressés à l’ombre des palmiers. Tout est image et souffle. La nature est partout, offerte et métaphorique : fruits mûrs, lys, vignes, sources, colline de myrrhe, tour d’ivoire… Le corps est un paysage et la langue devient caresse.

« Ton cou est comme la tour de David, bâtie pour y suspendre mille boucliers.
Tes deux seins sont comme deux faons jumeaux d’une gazelle, qui paissent parmi les lys. » — IV, 4-5

Pas de fautes, de chute ou d’exil ici. Le corps n’est ni coupable ni couvert d’opprobre. Il est luxuriant, vivant et exalté. L’amour charnel n’a pas besoin de justification spirituelle. Il est célébré comme une évidence, tel une forme de prière nue.

Une voix féminine sensuelle et souveraine

Ce qui saisit d’emblée à la lecture, c’est que dans ce chant sacré, c’est la femme qui parle la première, non pour gémir ou servir mais pour dire, avec une franchise lumineuse, le trouble du désir, l’assurance du corps et la joie d’exister dans la peau qu’elle habite.

« Je suis noire, et pourtant belle, filles de Jérusalem. » — I, 5

La voix féminine est là, au centre, présente et majestueuse. Elle ne demande pas la permission et ne s’excuse pas. Elle revendique sa beauté, assume sa sensualité, poursuit celui qu’elle aime à travers la nuit et les rues, sans honte, sans fard et sans filtre. Elle le cherche, le rêve, le nomme et le décrit dans les moindres détails, de ses cheveux noirs à ses jambes de marbre. Elle est poétesse et amante, et c’est par sa voix que l’érotisme se déploie.

« J’ai cherché celui que mon cœur aime ; je l’ai cherché, et ne l’ai point trouvé. » — III, 1

Ici, le féminin n’est ni passif ni docile. Il n’est pas réduit à l’attente ou à la pudeur. Il est en mouvement, en appel, en élan. C’est elle qui convoque, qui choisit et qui célèbre. Elle n’est pas l’objet du désir mais l’origine. Et le texte, dans sa sagesse sensuelle, n’érotise jamais la soumission. Il ne transforme pas la domination en fantasme sacré. Il chante autre chose : une réciprocité vibrante. Un aller-retour de regards, de souffles et de gestes. Le Cantique des cantiques est, au fond, un poème du consentement : une danse entre un je et un tu qui se répondent, se cherchent, se trouvent et s’offrent. C’est un chant du corps libre et du plaisir partagé.

Métaphores florales, figues entrouvertes et seins comme des tours

L’une des beautés du Cantique, c’est la richesse de son langage. C’est une écriture de la suggestion, mais sans timidité. On ne dit jamais “je te prends” ou “je te pénètre”, mais on comprend tout et on le ressent.

« J’entre dans mon jardin, ma sœur, ma fiancée ;
Je cueille ma myrrhe et mes aromates,
Je mange mon rayon de miel, je bois mon vin et mon lait. » — V, 1

La femme est un jardin clos que l’amant peut ouvrir. Ses lèvres sont des grenades et ses hanches, des joyaux. Son nombril est une coupe ronde où le vin parfumé ne manque jamais. Ce n’est pas seulement de la métaphore, c’est de la transsubstantiation érotique. Le corps devient paysage et l’union sexuelle, une forme d’extase mystique.

« Que mon bien-aimé vienne dans son jardin, et qu’il mange de ses fruits exquis ! » — IV, 16

Il faut lire ces vers comme un murmure au creux de la nuque. Ce sont des mots à dire à l’oreille, à mi-voix ou à murmurer entre deux draps.

Amour sacré et amour charnel

Mais alors… que fait ce poème charnel dans la Bible ? Voilà toute l’ambiguïté fascinante, presque troublante, du Cantique des cantiques. Depuis l’Antiquité, les exégètes juifs ont préféré y voir une allégorie : celle de l’amour entre Dieu et Israël. Plus tard, les chrétiens s’en sont emparés avec ferveur mystique, y lisant le lien brûlant entre le Christ et son Église. Ces lectures ne sont pas absurdes. Il y a, dans cet amour-là, une ferveur quasi divine. C’est une ivresse absolue, une fusion qui déborde, submerge et consume. L’amour y est total, sans mesure, sans réserve. Et dans de nombreuses traditions spirituelles, c’est bien l’érotisme qui donne corps au divin : ce tremblement dans la chair, ce vertige et cette extase. Mais le texte, dans sa lettre nue, ne parle ni d’Église, ni d’Alliance, ni de sanctuaire. Il parle de sueur, de draps froissés, de sommeil agité et de corps qui s’enlacent à la faveur de la nuit.

« Son bras gauche est sous ma tête,
Et sa droite m’enlace. » — II, 6

On comprend mieux pourquoi, selon la tradition rabbinique, les sages ont longuement hésité à intégrer le Cantique au canon biblique. Trop explicite ? Trop sensuel ? Trop humain, peut-être. Ce n’est qu’au IIe siècle que Rabbi Akiva, dans un geste d’une audace silencieuse, aurait tranché : oui, le Cantique a sa place et pas n’importe laquelle.

« Tous les livres saints sont saints.
Mais le Cantique des cantiques est le plus saint de tous. »

Et voilà le désir élevé au rang du sacré. Ou peut-être, et c’est encore plus beau, le sacré enfin capable d’embrasser le désir, sans le purifier ou le censurer, juste en le laissant exister, dans toute sa sensualité assumée. Un chant où aimer, respirer, haleter, jouir, devient une manière de toucher le divin.

Aujourd’hui, ce texte est relu à travers des lunettes nouvelles. Des penseuses féministes comme Avivah Gottlieb Zornberg ou Ilana Pardes ont souligné l’audace de sa voix féminine, sa liberté de ton et son refus de la honte. D’autres, comme le philosophe Paul Beauchamp, y ont vu une tension féconde entre chair et parole. Dans une perspective queer, certains y lisent une fluidité des rôles, une sensualité androgyne et une esthétique du glissement des genres. Et pour les amoureuses et amoureux de poésie charnelle, c’est un trésor absolu, un texte à lire lentement comme on lit une lettre d’amour.

Le Cantique des Cantiques est un miracle littéraire, un poème érotique au cœur du texte le plus sacré du monde occidental. C’est le chant du désir sans honte, de l’amour sans morale, du corps qui parle et qui jouit.
Il ne donne pas de leçon et ne dicte rien. Il célèbre, ouvre et rappelle que la parole peut caresser autant que les mains. Le langage biblique, loin d’être poussiéreux, fait frémir et il existe, dans les textes anciens, un feu qui brûle toujours.

« Pose-moi comme un sceau sur ton cœur,
Comme un sceau sur ton bras ;
Car l’amour est fort comme la mort,
La passion implacable comme le shéol. » — VIII, 6

Et si ce poème est resté, c’est peut-être parce qu’il dit l’essentiel : aimer, désirer et oser en pleine lumière.

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