Je jouis comme je suis, Éloge du plaisir féminin libéré selon Emily Nagoski

« Vous êtes normale. Votre corps est normal. Votre désir est normal. Il n’a juste jamais été compris. » Emily Nagoski, Je jouis comme je suis
Elle ne sait pas trop quand c’est arrivé, peut-être un soir, entre deux soupirs ou un matin, en silence, en regardant son reflet sans le reconnaître tout à fait. Elle se surprend à ne plus savoir ce qu’elle aime, ce qu’elle désire et ce qu’elle attend, ou n’attend plus. Le corps est là, fidèle mais un peu lointain. Le plaisir aussi, tapi quelque part, capricieux, insaisissable. Elle se pose des questions, celles que tant de femmes formulent à demi-mot : pourquoi je ne ressens plus rien ? Pourquoi c’est si compliqué ? Est-ce que je suis la seule ? Est-ce que quelque chose cloche chez moi ? On lui a raconté que le désir était spontané et qu’il suffisait d’aimer. On lui a dit que l’orgasme viendrait, comme une évidence. On lui a servi le “lâcher prise” comme une injonction polie. Mais ce qu’on a oublié de lui dire, c’est que son désir avait le droit d’être lent, flou, imprévisible et qu’il n’était pas défaillant pour autant, juste vivant. Son corps n’a pourtant rien à prouver. C’est un territoire magnifique, complexe, vibrant. Et il existe un livre pour le lui rappeler, qui ne promet rien d’autre que la vérité tendre et joyeuse du plaisir tel qu’il est. Et cet ouvrage, c’est Je jouis comme je suis, d’Emily Nagoski. Un titre qui sonne comme une promesse, ou mieux, une réconciliation. Paru en France en 2021, après avoir conquis le cœur et le corps de centaines de milliers de lectrices anglophones sous son titre original Come As You Are, ce livre est tout sauf un énième manuel de développement sexuel bien marketé. C’est un texte rare, une main tendue ou un manifeste doux, radical, profondément féministe et joyeusement libérateur. Chronique d’une œuvre qui invite son lecteur à réapprendre le plaisir non pas comme une performance, mais comme une écoute.
La science du désir n’a rien de mécanique
Emily Nagoski est docteure en santé publique, chercheuse, éducatrice sexuelle, et surtout… une conteuse d’émotions. Elle n’écrit pas pour prescrire, mais pour révéler. Dans Je jouis comme je suis, l’auteure ne propose pas une liste de positions sexuelles créatives ou de méthode infaillible pour atteindre l’orgasme en moins de trois minutes chrono. Ce qu’elle offre, c’est bien plus troublant et bien plus précieux : une révolution du regard, une manière nouvelle d’envisager le désir, non plus comme un impératif, mais comme un langage à déchiffrer. Le désir, nous dit-elle, ne fonctionne pas comme une lampe qu’on allume, mais comme une voiture, avec un accélérateur et un frein. L’accélérateur, ce sont les signaux érotiques : les caresses, les mots, les fantasmes. Le frein, ce sont les inhibiteurs : le stress, la fatigue, la charge mentale, les peurs, la culpabilité ou les souvenirs figés dans le corps.
« Ce n’est pas que vous ne désirez pas. C’est que votre frein est plus fort que votre accélérateur. »
Et tout change. On cesse de se juger en panne pour comprendre qu’on est simplement saturée. Ce n’est pas l’absence de désir qui est en cause, mais le trop-plein de bruit, de devoirs, de pressions ou de sollicitations invisibles. Ce n’est pas le corps qui est fautif, c’est le monde autour qui appuie trop fort sur la pédale de frein. Cette seule métaphore, limpide et brillante, déculpabilise des milliers de femmes. Dans ce simple déplacement, quelque chose se relâche. Une honte s’éteint et un soupir plus libre surgit. Cette libido qu’on croyait cassée attend juste qu’on l’écoute, qu’on l’accueille et qu’on cesse de la forcer à ressembler à ce qu’elle n’est pas. Ici pas de jargon ou de ton professoral, juste une intelligence généreuse, au service de celles qui en ont assez de se sentir anormales. La sexothérapeute n’impose rien mais ouvre vers une sexualité douce, fluide et respectueuse. Une sexualité qui commence là où tout commence : en soi.
Jouir sans performer et désirer sans ressembler
Au fil des pages, Emily Nagoski détricote, patiemment et tendrement, tous les mythes tenaces qui encombrent encore la sexualité des femmes. Elle le fait sans violence, mais avec une précision redoutable, comme on défait un nœud en soie. Non, le désir féminin n’est pas linéaire. Il ne se déclenche pas à heure fixe, comme un signal horaire bien réglé. Il ne se commande pas, il se découvre. Il est réactif, fluctuant et cyclique. Parfois discret, parfois dévorant. Par instant absent, puis soudain là, sans crier gare. Et c’est parfaitement normal. L’orgasme n’est pas un objectif, un clap de fin obligatoire ou une preuve de réussite. C’est un possible, un effet secondaire heureux de la sécurité, du confort et du lien. Cette vraie jouissance, pas celle qu’on exige à coups d’injonctions, nécessite confiance et lâcher-prise.
« Votre plaisir n’est pas une course à l’orgasme. C’est une exploration. »
Eh non, toutes les femmes n’aiment pas les mêmes choses. Il n’existe pas de “norme” du désir, ou de carte unique de l’excitation. Il y a autant de sexualités que de corps, autant de plaisirs que d’histoires. Et c’est tant mieux. Avec une justesse rare, l’auteure raconte des trajectoires : celles de survivantes, de femmes épuisées par la maternité ou par la vie, de jeunes femmes qui doutent, de femmes trans, de célibataires, de femmes en couple depuis trop longtemps ou depuis pas assez et de femmes qui ne savent pas comment dire « j’ai envie », ou qui n’ont plus envie du tout. Et à toutes, elle répond sans détour :
« Vous avez le droit d’exister comme vous êtes. Vous n’avez rien à prouver. »
Dans ce simple geste, il y a une puissance immense. Elle transforme la honte en curiosité, le silence en voix et le désir en territoire libre.
La charge mentale comme tue-l’amour
L’une des grandes forces du livre réside dans ce lien, évident mais trop rarement formulé, que l’écrivaine tisse entre stress et sexualité. Pour jouir, dit-elle, le cerveau doit se sentir en sécurité, pas en mode alerte ou en mode “check-list mentale à rallonge”. Il doit juste être en paix. Mais comment s’abandonner au plaisir quand l’esprit fait l’inventaire du frigo, pense à ce mail jamais envoyé, aux chaussettes orphelines dans la panière ou aux enfants dans la pièce d’à côté qui pourraient surgir à tout moment ? Le corps veut, peut-être mais le mental, lui, est en réunion de crise.
Emily Nagoski décrit cela comme une “boucle de stress inachevée”. C’est une tension émotionnelle qui n’a jamais trouvé sa sortie. Pour ouvrir la porte au plaisir, il faut d’abord fermer ces boucles, pas par la pensée, mais par le mouvement. Il faut s’autoriser à courir, crier, pleurer, rire, danser et respirer. Autrement dit, laisser le corps digérer ce que la tête accumule.
« Vous n’êtes pas trop stressée pour jouir. Vous n’avez juste jamais appris comment sortir du stress. »
Et c’est là que son propos devient politique. Parce qu’il ne parle pas seulement d’intimité, mais d’inégalités. Elle ne dit pas : “retrouvez votre libido”, elle dit : “vous n’êtes pas en panne, vous êtes épuisée”. Elle ose pointer ce que peu osent écrire : les femmes ne sont pas frigides, ni désintéressées par le sexe. Elles sont submergées mentalement, physiquement et émotionnellement. Elles n’ont pas moins envie, elles ont moins de place pour avoir envie.
Alors, peut-être faut-il cesser de leur demander pourquoi elles ne désirent pas et commencer à se demander pourquoi on ne leur laisse pas l’espace de désirer.
Un féminisme du plaisir, incarné et joyeux
Et ce qu’il y a de plus beau dans Je jouis comme je suis, c’est sans doute cette manière délicate, presque charnelle, qu’a Emily Nagoski de célébrer la diversité des corps, des vécus et des désirs. Elle ne promet ni miracle, ni transformation éclair. Elle ne distribue pas de mode d’emploi universel mais murmure autre chose : rien ne cloche.
Pas de norme, ni de “il faut”. Pas de standard du plaisir, seulement une invitation à s’aimer un peu plus, s’écouter, s’accueillir et se désirer soi-même. Jouir, ce n’est pas cocher une case ou atteindre un sommet, c’est ressentir intensément, doucement et différemment à chaque fois. Une sensation vivante, fluctuante, parfois explosive, parfois tranquille comme une brise chaude sur la nuque.
« Le plaisir est votre droit de naissance. Ce n’est pas un luxe. C’est une force vitale. »
L’ouvrage parle de masturbation comme on parlerait d’une promenade en terrain intime. Le sexe à deux est un échange sensoriel, parfois maladroit, souvent tendre mais jamais standardisé. Les fantasmes sont des jardins secrets qu’on arrose à l’abri des regards. L’auteure n’excuse pas le mot “jouir”, elle le prononce avec fermeté et douceur, comme une déclaration de souveraineté intérieure. Et sous sa plume, jouir devient un verbe politique, une manière de reprendre possession de soi et de se choisir. De se dire oui avec le cœur, avec le corps, avec tout ce que l’on est.
Finalement, Je jouis comme je suis n’est pas un guide de plus sur l’orgasme. C’est un compagnon de route qui ne donne pas d’ordre, mais qui tend la main. La sexothérapeute ne cherche pas à réparer, mais à révéler. Son ouvrage rappelle, avec grâce et fermeté, que le plaisir n’est pas une performance à réussir, mais un monde à explorer lentement, sensuellement et librement. Emily Nagoski ne nous promet pas d’être plus “désirables”. Elle nous invite à nous désirer nous-mêmes. Il faut relâcher la pression, dénouer les peurs, oser l’imperfection, le silence et la lenteur. Elle nous autorise à être inconstantes, bordéliques, curieuses, fatiguées, fougueuses selon les jours, les saisons ou les envies. Elle nous rappelle que dans une société qui exige tant des femmes, jouir devient un acte d’insoumission douce, une manière de reprendre le pouvoir là où il commence : dans la peau. Et s’il fallait retenir une seule phrase du livre, ce serait peut-être celle-ci :
« Vous n’avez pas besoin d’être différente. Vous avez besoin d’être entendue. »
Alors, écoutons et apprenons, enfin, à jouir… comme on est.