Histoire de l’œil, ou la pornographie métaphysique de Georges Bataille

« J’éprouvais une sensation proche de l’ivresse, au moment où je renversai l’armoire et que les œufs roulèrent par terre. » Georges Bataille, Histoire de l’œil
Lire Histoire de l’œil, c’est comme tomber en orgasme dans un puits sans fond. Il y a du sexe, beaucoup de sexe, cru, sans filtre, répété jusqu’à l’épuisement. Mais il y a aussi autre chose. Une angoisse cosmique, une spirale symbolique et une fascination morbide qui n’a rien à envier aux mystiques les plus extrêmes. Publié en 1928 sous le pseudonyme de Lord Auch (qu’on peut traduire malicieusement par “Seigneur Dégoût”), Histoire de l’œil est le premier texte érotique de Georges Bataille, écrivain, philosophe, bibliothécaire et amateur de transgressions. Ce court roman, jonglant entre fantasme et chaos, est devenu un classique sulfureux. Chronique d’un OVNI littéraire qui réconcilie pornographie et pensée, jouissance et vertige.
Le sexe comme symbole total
Histoire de l’œil n’a rien d’un simple récit lubrique. Dès les premières lignes, le sexe déborde, se métamorphose, s’élève ou s’écrase. Le narrateur et Simone, son amante démente, explorent leur sexualité dès l’adolescence avec un appétit sans fond : jeux de sperme dans un verre de lait, orgasmes publics, masturbation sur des œufs frais, fellation dans un confessionnal… Mais cette accumulation d’actes n’a rien de gratuit. Elle obéit à une logique symbolique profonde, où l’œil devient l’emblème d’un regard retourné vers le désir.
« Je vis que son œil ressemblait exactement à un œuf dur. »
Cette phrase, qui revient comme un refrain, cristallise la triple obsession du livre : l’œuf, l’œil et la sexualité. Les formes sont rondes, fragiles et pénétrables, les liquides blancs et la confusion demeure entre voir et jouir. Le sexe chez Bataille n’est pas seulement pulsion, il est métaphore cosmique. L’orgasme est une éclipse, le sperme est une pluie d’étoiles et le regard devient pénétration.
Bataille ou la littérature de la transgression
Pour comprendre cet ouvrage, il faut comprendre Bataille. Philosophe du sacrilège, il explore toute sa vie ce qu’il appelle « l’expérience intérieure », un mélange de mysticisme, de violence, de sexe, de poésie et de philosophie. Il écrit dans L’Érotisme (1957) :
« L’érotisme est l’approbation de la vie jusque dans la mort. »
Et tout est là. Le sexe n’est pas simplement un plaisir chez lui. Il est la frontière fragile entre l’ordre et le chaos, entre l’individu et sa dissolution. Dans Histoire de l’œil, chaque acte sexuel est une transgression : de la morale, de la religion, du corps et de l’ordre bourgeois. Quand Simone insère un œil humain dans son vagin (oui, littéralement), ce n’est pas un simple effet de choc. C’est un rite, une offrande à l’absurde et une copulation entre la vue et la chair. La violence devient sublime et l’horreur devient extase.
Une pornographie poétique
Oui, Histoire de l’œil est un roman pornographique qui contient des scènes que les algorithmes d’Instagram banniraient à la vitesse de l’éclair. Et pourtant, il est écrit dans une langue d’une poésie hallucinée. Tout y est fluide, organique, détraqué comme un rêve érotique sous LSD.
« Simone était nue, la tête renversée, les jambes ouvertes, l’entrejambe creux sous le vit de Marcelle qui pissait à flots. »
On est loin des manuels du Kamasutra mais il est impossible de nier la puissance évocatrice de ces scènes : elles dérangent, excitent, dégoûtent, fascinent et parfois tout à la fois. C’est une pornographie non fonctionnelle, inutilisable comme outil masturbatoire classique, mais terriblement puissante sur le plan imaginaire. Un érotisme qui ne cherche pas à séduire mais à faire trembler.
Simone, prêtresse du désir absolu
À la tête de cette débauche, il y a Simone, l’héroïne troublante, insatiable, fiévreuse. Elle n’a ni âge, ni morale, ni peur. Elle est désir pur, pulsion brute et volonté de jouissance sans limite.
« Simone voulut alors que je pisse sur elle ; elle avait ouvert la bouche, et je vis ses dents briller. »
Simone est peut-être le personnage féminin le plus radical de toute la littérature érotique. Elle n’est pas objet du désir, elle est le désir lui-même. Elle guide, provoque, commande et prend. Elle est sacrilège, sorcière, presque divine dans son animalité. Mais elle n’est pas féministe au sens politique. Elle est au-delà. Elle ne réclame rien. Elle vit, déborde, incendie. C’est la version sexuelle de la chute de Lucifer : splendide, excessive et irrécupérable.
Entre sacré et scatologie
L’ouvrage joue constamment avec le sacré. Il met en scène des prêtres, des églises, des hosties, du vin de messe… et les mêle à des actes sexuels parfois d’une extrême violence. Mais ce n’est pas du blasphème gratuit. C’est une recherche du vertige.
« Le sang, le lait, l’urine et les larmes forment un liquide unique. »
Chez Bataille, le sacré et l’obscène sont deux faces d’une même médaille. L’acte sexuel est une communion inversée, une transe, ou un sacrifice. C’est un moyen de se perdre mais aussi, de toucher à quelque chose d’infiniment plus grand. C’est là qu’on comprend pourquoi cet ouvrage, sous ses dehors choquants, fascine autant les philosophes que les amateurs d’érotisme. Il ne s’agit pas de savoir “si c’est trop”, il s’agit d’aller au bout du vertige.
Réception : scandale, fascination, culte
Lors de sa parution confidentielle en 1928, le livre est lu dans les cercles surréalistes mais reste tabou. Il faut attendre les années 60-70 pour qu’il soit redécouvert, notamment grâce aux travaux de Roland Barthes, Michel Foucault et Julia Kristeva. Aujourd’hui, il est publié en Pléiade, analysé dans les universités et cité dans les catalogues d’expositions. Mais il reste un objet littéraire inclassable, trop sexuel pour être philosophique et trop symbolique pour être pornographique. Et c’est peut-être pour cela qu’il fascine toujours. Parce qu’il ose, qu’il dépasse les limites et qu’il fait de l’orgasme une expérience mystique, poétique et existentielle.
Lire Histoire de l’œil, ce n’est pas lire un roman érotique, c’est vivre une initiation. C’est descendre en soi comme on descend dans une crypte moite, lampe à la main, le cœur battant. C’est jouir mais aussi trembler. Georges Bataille fait de la sexualité un lieu d’épreuve. Il en fait le lieu de la perte, de l’éblouissement et de la folie. Il nous dit que ce n’est pas en se contenant qu’on devient humain, mais en se confrontant à l’animal, au dégoût, à l’extase et à la peur. Et dans ce combat-là, l’œil est peut-être le plus érotique des organes.
« Le plus grand plaisir est celui qui fait peur. »