L’art du baiser dans la littérature
La littérature possède des trésors, des pépites de sensations fortes et d’intenses plaisirs : les baisers.
Quand les héros que nous avons parfois accompagnés durant de longues pages s’embrassent, alors qu’ils frôlent quelquefois bien des dangers, les sens en éveil nous leur accordons toute notre attention. Pris dans l’intimité de notre lecture, de temps en temps surpris par leur audace, nous nous adonnons au voyeurisme et nous allons jusqu’à relire certains passages. Nous absorbons chaque seconde écrite en nous promettant de vivre les mêmes émotions, nous pénétrons l’un ou l’autre des protagonistes pour recueillir sur nos corps devenus papier les sécrétions de leur bonheur si bien décrit.
Pour autant, tous les baisers ne se ressemblent pas…
Le baiser le plus célèbre
Roméo et Juliette, les deux héros de la pièce éponyme de William Shakespeare, sont condamnés dès leur premier regard: ils s’aiment mais ils sont issus de familles rivales qui se déchirent quotidiennement dans la ville italienne de Vérone ; Roméo est un Montaigu quand Juliette est une Capulet. Or le coup de foudre opère. Avant de s’embrasser, les deux amants utilisent le champ lexical de la religion pour illustrer la pureté de leur amour.
Roméo, prenant la main de Juliette. – Si j’ai profané avec mon indigne main cette châsse sacrée, je suis prêt à une douce pénitence : permettez à mes lèvres, comme à deux pèlerins rougissants, d’effacer ce grossier attouchement par un tendre baiser.
Juliette – Bon pèlerin, vous êtes trop sévère pour votre main qui n’a fait preuve en ceci que d’une respectueuse dévotion. Les saintes mêmes ont des mains que peuvent toucher les mains des pèlerins ; et cette étreinte est un pieux baiser.
Roméo – Les saintes n’ont-elles pas des lèvres, et les pèlerins aussi ?
Juliette – Oui, pèlerin, des lèvres vouées à la prière.
Roméo – Oh ! alors, chère sainte, que les lèvres fassent ce que font les mains. Elles te prient ; exauce-les, de peur que leur foi ne se change en désespoir.
Juliette – Les saintes restent immobiles, tout en exauçant les prières.
Roméo – Restez donc immobile, tandis que je recueillerai l’effet de ma prière. (Il l’embrasse sur la bouche.) Vos lèvres ont effacé le péché des miennes.
Le baiser inattendu
Dans son roman, La Délicatesse, David Foenkinos met en scène deux personnages un peu maladroits. Le lecteur saisit avec tendresse l’hésitation qui fait reculer sans cesse l’instant du baiser. Est-ce le bon moment ? L’autre ne va-t-il pas me repousser ? Vais-je savoir m’y prendre ? Que se passera-t-il ensuite ? Le premier baiser est chargé d’une intense émotion mais il n’est pas toujours très réussi. Il en appelle d’autres, moins fougueux, plus dosés, afin que les lèvres se mettent au diapason et délivrent mille promesses.
Elle observait Markus qui ne bougeait pas. Il la regardait, avec émerveillement. Pour lui, Nathalie représentait cette sorte de féminité inaccessible, doublée du fantasme que certains développent à l’endroit de tout supérieur hiérarchique, de tout être en position de les dominer. Elle décida alors de marcher vers lui, de marcher lentement, vraiment lentement. On aurait presque eu le temps de lire un roman pendant cette avancée. Elle ne semblait pas vouloir s’arrêter, si bien qu’elle se retrouva tout près du visage de Markus, si proche que leurs nez se touchèrent. Le Suédois ne respirait plus. Que lui voulait-elle ? Il n’eut pas le temps de formuler plus longuement cette question dans sa tête, car elle se mit à l’embrasser vigoureusement. Un long baiser intense, de cette intensité d’adolescent. Puis subitement elle recula :
« Pour le dossier 114, nous verrons plus tard. »
Le baiser démonstratif
Raymond Queneau n’a pas son pareil pour “jouer avec la langue” et inventer des mots.
Dans cet extrait des Fleurs bleues, l’ératépiste est « celui qui travaille à la RATP ». Nous vous laissons le soin de trouver l’autre néologisme.
“A la terrasse du café, des couples pratiquaient le bouche à bouche, et la salive dégoulinait le long de leurs mentons amoureux ; parmi les plus acharnés se trouvaient Lamélie et un ératépiste, Lamélie surtout, car l’ératépiste n’oubliait pas de regarder sa montre de temps à autre vu ses occupations professionnelles. Lamélie fermait les yeux et se consacrait religieusement à la languistique.
Vint la minute de séparation ; l’ératépiste commença lentement ses travaux de décollement et, lorsqu’il fut parvenu à ses fins, cela fit flop. Il s’essuya du revers de la main et dit :
-Faut que je me tire.”
Le baiser lesbien
Dans son roman autobiographique intitulé La bâtarde, Violette Leduc raconte comment elle fut réveillée une nuit par Isabelle, une camarade de chambrée qui vint la chercher dans son lit pour la conduire dans le sien.
“Isabelle me tira en arrière, elle me coucha sur l’édredon […] elle me sortait d’un monde où je n’avais pas vécu pour me lancer dans un monde où je ne vivais pas encore; les lèvres entrouvrirent les miennes, mouillèrent mes dents. La langue trop charnue m’effraya: le sexe étrange n’entra pas. J’attendais absente et recueillie. Les lèvres se promenèrent sur mes lèvres. Mon cœur battait trop haut et je voulais retenir ce scellé de douceur, ce frôlement neuf. Isabelle m’embrasse, me disais-je. Elle traçait un cercle autour de ma bouche, elle encerclait le trouble, elle mettait un baiser frais dans chaque coin, elle déposait deux notes piquées, elle revenait, elle hivernait.”
Chaque baiser est unique, encore plus si on y porte attention comme dans les extraits suivants.
Et vous, quel est votre plus beau baiser?